Sheila

Publié le par Philippe Lacan

Sheila

SHEILA

 

Elle s’appelait Sheila, enfin, les enfants l’avaient appelé Sheila. Elle a passé toute sa vie à l’étable, car Sheila était une vache laitière, la plus belle, la plus douce, la plus prolifique du troupeau. Elle avait un joli veau tous les ans, et produisait de belles quantités de lait. Elle était calme, placide, et avait un beau pelage clair parsemé de taches orangées ou brunes. En vieillissant, elle a eu un problème de corne, qui se recourbait et en poussant touchait son front. Elle risquait d’en souffrir, ou pire, d’en mourir. Grand-père l’avait bien remarqué, et cela l’ennuyait. Il ne travaillait plus guère à la ferme, sinon l’été, et il passait ses journées à musarder, sentir le vent, à rendre de menus services. Tous ces petits gestes quotidiens qui rendent la vie plus facile et plus agréable autour de soi.

 

Là, il était ennuyé pour Sheila, la vache bien sûr. Un matin, il m’a appelé et m’a demandé de l’aider. Je me demandais bien quel service je pouvais lui rendre à la ferme. Je l’ai suivi, et il est passé à l’atelier prendre une petite scie. Il voulait scier le bout de la corne de Sheila, et il craignait un coup de tête ou de corne. Il m’a simplement demandé de rassurer la vache, de la bouchonner et de la cajoler pendant qu’il sciait, lentement mais sûrement, dans le silence de l’étable. Sheila n’a pas bougé, elle s’est laissé faire, contente du picotin qu’elle dégustait ce matin-là, comme si elle comprenait que grand-père faisait cela pour la soulager.

 

Le travail m’a paru long pour la vache, il a duré un bon quart d’heure. Quand le bout de corne est tombé dans la mangeoire, Sheila a relevé la tête et meuglé comme pour signaler sa satisfaction. Grand-père a souri, lui a caressé le museau, a ramassé le bout de corne et me l’a donné, sans un mot. Depuis bientôt 40 ans, je conserve ce bout de corne, posé sur un rayonnage. Il a déménagé plusieurs fois mais je l’ai gardé, en souvenir de grand-père, de Sheila, et d’un moment si particulier, ensemble dans l’étable.


Philippe Lacan, 21 janvier 2020

Publié dans nouvelles

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