TRAITRISE
TRAITRISE
Sept heures. Un coup de sifflet, nous partons, le train s’ébranle et la locomotive crache une fumée dense et blanche qui envahit la gare. Nous sommes seuls, mon épouse et moi, dans le compartiment et pouvons prendre nos aises afin de contempler le paysage à loisir. Le temps est lourd, pas un souffle d’air marin et nous quittons notre bonne ville de Grandville en direction de La Perdrière, campagne environnante.
« Vraiment je te crois folle, chère amie, d’aller te promener dans la campagne avec un pareil temps, plaisanté-je. Je crains fort que cette touffeur matinale vire en orage et ne gâche ce pique-nique que tu as prévu. »
Le train prend de la vitesse, longe le bord de l’océan qui prend de la force. La mer fouette la côte de sa vague courte et monotone. A l’horizon, des bateaux à voile flottent sur l’eau, calmement. Henriette, absorbée par cette vision idyllique, semble perdue dans une rêverie et ne répond pas à mes craintes.
Quelques instants s’écoulent, elle se lève et se dirige vers le couloir.
« Je vais jusqu’à la voiture-restaurant me dit-elle, j’ai un début de migraine, j’ai besoin d’une tisane de tilleul »
A la place restée vide, un petit cahier réglé gisait sur la banquette du wagon, très certainement tombé de son sac de voyage. Je m’en saisis, l’ouvre et admire sa belle écriture fine et penchée glissant sur les rayures pré-imprimées et couvrant toutes les pages du cahier.
Mon premier geste est de refermer ce journal personnel et le remettre à sa place lorsque j’aperçois, écrit sur l’une des pages le nom d’un de mes amis, « Henri Daumier». La surprise fait place au doute. Pourquoi parler d’Henri que je suis le seul à fréquenter. Perplexe, je décide alors d’approfondir la lecture de ce journal et le glisse dans la poche intérieure de mon veston.
Le voyage est de courte durée et nous arrivons à La Perdrière, petite bourgade tranquille éloignée du bord de mer très fréquenté à cette époque de l’année. Nous nous dirigeons vers la berge de la rivière et nous nous installons sous un saule pleureur qui nous protégera des rayons ardents du soleil.
La nappe est étendue au sol, les couvertures éparpillées autour et le panier de pique-nique glissé sous un ombrage qui conservera la fraîcheur du repas.
« Avant de déjeuner, veux-tu m’accompagner pour une promenade ? me demande Henriette . « Si cela ne te dérange pas je préfère rester allongé, écouter le chant des oiseaux et rêvasser. « Bien, dans ce cas, à tout à l’heure mon ami !» Henriette s’éloigne, gracieuse dans sa robe blanche, déployant son ombrelle pour protéger son teint.
Sitôt mon épouse partie, je me redresse, ôte ma veste, en sort le cahier relié et angoissé commence la lecture.
Mes craintes sont fondées, Henriette connaît bien Henri Daumier et ce que je lis ne fait aucun doute ; ils ont une liaison. Assurément, la lecture du récit de leur aventure amoureuse et fougueuse conforte le soupçon que je me refusais de croire ; ils sont amants. La douleur, comme un coup de poignard dans le dos, me pétrifie. Ils m’ont trahi tous les deux, elle l’épouse aimée et lui l’ami d’enfance.
Depuis quand se fréquentent-ils ?
Reprenant mes esprits je décide d’éclaircir la situation avant d’entreprendre toutes actions précipitées.
En fouillant dans mes souvenirs, je me remémore alors une rencontre fortuite au cours de laquelle j’avais présenté Henriette à Henri. C’était au tout début de notre mariage, il y a maintenant quelques années et l’intensité du regard d’Henri fixé sur mon épouse m’avait troublé. Ce regard ardent, enveloppant Henriette, m’avait fait entrevoir une personnalité différente de celle que je connaissais chez mon ami. J’y ai souvent pensé sans malgré tout y attacher trop d’importance, d’autant plus qu’Henri et moi ne nous côtoyons qu’au Club, sans nos épouses.
Où se sont-ils rencontrés alors?
Sont ils étranges ces anciens souvenirs qui vous hantent sans que l’on puisse se défaire d’eux.
Henriette est de retour de promenade, je ne l’ai pas entendue arriver.
« Te voilà bien préoccupé mon ami ! »
« Oui, répondis-je, émergeant de ma consternation, je pense à un confrère qui vit une situation peu commune, qui ne sait que faire, qui m’a demandé conseil et que je suis bien en peine d’aider. » « Et qu’a-t-il ton ami ? »
« Il vient de découvrir que son épouse le trompe avec son ami d’enfance. Il est bouleversé par cette trahison et étant très épris de son épouse, il se demande comment régler cette affaire sans que le scandale ne rejaillisse sur lui. Que lui conseillerais-tu ? »
Henriette reste muette un instant puis déclare :
« Mon cher ami, le conseil que tu me demandes est bien difficile à donner. »
Je l’observe du coin de l’oeil, visiblement elle est surprise, gênée, son teint a blêmi, elle détourne le regard.
Le repas se déroule dans le silence, la pause de l’après déjeuner habituellement consacrée à la lecture et à la discussion est des plus calmes.
En fin d’après-midi, nous rangeons le panier de pique-nique, reprenons la route vers la gare et nous arrêtons au buffet de la gare pour nous désaltérer. C’était l’heure du thé, avant l’entrée des lampes. le soleil déclinait, la chaleur tombait, nous avions échappé à l’orage qui pourtant couvait.
De retour à Grandville je prétexte un rendez-vous au Club pour m’éloigner de la maison où l’ambiance est morose. En chemin vers le centre ville, j’aperçois Henri et un confrère attablés dans une brasserie du boulevard. Ils sirotent un cognac ; les deux amis achevaient de dîner. Je n’entre pas pour les saluer et continue mon chemin.
Le regard appuyé d’Henri adressé à Henriette me revient en mémoire. Oui, c’était bien un regard de désir, de volupté, d’envie de conquérir.
Singulier mystère que le souvenir ! Il revient vous percuter et vous ouvrir les yeux alors qu’on le croit enfoui.
Errant comme une âme en peine, je traîne mon désarroi, l’esprit gangrené par la trahison. La nuit tiède descendait lentement. Le boulevard, ce fleuve de vie grouillait dans la poudre d’or du soleil couchant.
Caroline Martin
20/04/2021