Promesse

Publié le 12 novembre 2020 par Monique Escoffier

Promesse

On l'avait enfin viré...

Elle savoure l'instant, le pas qu'elle franchit, s'émerveille déjà au rêve qui commence grâce au magnifique cadeau offert pour ses 60 ans...

Le regard brillant d'excitation devant le hublot, un léger sourire aux lèvres, sur son nuage, elle ignore les passagers qui arrivent, cherchent leur place, rangent leurs bagages dans les coffres, s'installent, lorsqu'elle est bousculée par le voisin qui s'assied lourdement à sa droite. Cette bonne quarantaine déjà ventripotente, sans gêne, la renvoie illico deux mois en arrière : elle a l'illusion d'un sosie dans cette masse affalée ! Aussitôt lui reviennent en tête :

On l'a enfin viré, enfin viré,

Nous voilà débarrassées

La justice a bien compris

Qu'il était un escroc fini !

les paroles qu'elles ont chantées en boucle, à tue-tête, à s'en bousiller les cordes vocales, pendant leur manifestation pour fêter, nerveuses et excitées comme des mouches avant l'orage, à la fois la déchéance de leur patron et la reprise de l'usine par un grand groupe belge.

Malgré tous leurs efforts fournis pour accélérer la cadence de production, tous les sacrifices consentis pour élargir leurs plages horaires de travail, ses trente-deux collègues et elle avaient d'abord cru à une fausse rumeur : la faillite de l'usine, non, ce n'était pas possible, les carnets de commande étaient pleins, le patron clamait sur tous les toits que les clientes ne pouvaient pas se passer de ses mandolines ultra-performantes. Mais elles avaient dû admettre une réalité pourtant perceptible aux incrédules.

En effet, comment M. Max pouvait-il mener un train de vie aussi dispendieux ? un manoir raffinement restauré, deux berlines de grande marque, une participation assidue aux paris sur les champs de courses et au poker dans le casino local. Il avait la réputation du joueur chanceux, mais dissimulait habilement les jours moins fastes. Son épouse, réputée pour avoir gagné quatre années de suite le concours de la meilleure ouvreuse d'huîtres devant un parterre de commères outragées, de vingt ans sa cadette, flairant un comportement douteux, sourde à ses jérémiades, craignant une éventuelle plainte pour complicité, avait exigé un divorce rapide et retentissant. La justice, convoquée alors, avait prouvé qu'il puisait dans la trésorerie de l'usine et l'avait confondu pour escroquerie. Bernadette et ses compagnes avaient dû se rendre à l'évidence : M.Max, en plus du maître-chanteur pour délocalisation et licenciement, était un pur malfrat !

Un coup de chaud tout à coup, elle règle le bouton de la clim.

Un ronflement sur sa droite. Le voisin avachi avec la tête qui va bientôt glisser sur la gauche. Mince alors ! Elle a des douleurs dans le dos, doit impérativement se lever pour marcher dans l'allée. Elle n'ose pas le réveiller. Faire le grand écart pour l'enjamber ? Et s'il remue pendant la manœuvre, elle risque de se retrouver dans une situation grotesque ? Elle se tortille sur son siège, évite le coude-à-coude au cas où il croirait à une invite, se racle la gorge avec insistance, toussote même. Rien n'y fait, le ronflement est toujours régulier. A la pensée qu'elle pourrait demander un pied-de-biche à l'hôtesse pour le déloger de son siège, elle éclate de rire, réaction incontrôlée qui a le mérite de rétablir l'encombrant voisin droit sur son axe ! Ouf !

Dans une heure, l'arrivée. Elle révise le mode d'emploi de l'appareil dernier cri qu'une amie lui a prêté ; elle ne veut pas être perdue lorsqu'elle sera photographe pour le reportage destiné à ses enfants bien sûr et à tous les participants à la cagnotte de ce voyage. Comme une exploratrice, elle s'est promis de réaliser un vrai album en composant aussi le texte ; même si elle écrit peu, elle n'a pas oublié le Bled de l'école primaire Champollion..

Les idées foisonnent alors que l'avion amorce l'atterrissage. Demain matin, au rythme lent d'une felouque sur le Nil, elle suivra les traces des pharaons...